Debout sur le balcon, Lucie tire sur sa cigarette, inspire en fermant les yeux la fumée mélangée à l’air frais de la nuit. Puis elle expire ce brouillard, qu’elle a gardé longuement dans ses poumons. Elle regarde le petit nuage s’emparer de l’air et s’élever dans une arabesque mouvante, s’estomper, puis disparaître tout à fait.
Nous ne sommes rien de plus qu’une clope, pense-t-elle. De petites choses coincées entre les doigts du destin. Un jour une escarbille embrase la vie en nous, le poumon de la fatalité aspire notre bien-être, notre énergie vitale se goudronne et notre existence mise à vif se consume, part en fumée.
Elle écrase sa cigarette dans le cendrier en remuant un peu les cadavres ; ce mégot tout consumé, c’est M. X, le voisin décédé la semaine dernière, pense-t-elle en souriant avec une grande tristesse. Celui-là, c’est papa. Et ce petit paquet de cendres, se sont tous ces êtres chers disparus au fil du temps, amoncelés depuis, dans le cendar-cimetière. Nous ne sommes rien d’autre qu’un paquet de scories en puissance.
- Lucie? Lucie, t’es là Lucie?
L’appel, murmuré un peu comme une supplication, rampe jusqu’à elle et la tire de ses divagations. Martin s’est réveillé. Elle quitte le balcon de la chambre d’hôpital, havre dont lui ne peut plus du tout profiter. Car la maladie le tient cloué dans ce lit depuis plusieurs jours maintenant.
Elle revient s’assoir auprès de son mari. Elle se sent heureuse de l’émergence d’un instant de lucidité et lui tend son sourire comme on tend une main dans la nuit. Il le prend dans la paume de son regard et sourit à son tour. C’est plutôt une sorte de grimace, qui déforme sa figure fanée par la maladie, mais Lucie sait que c’est un sourire.
Cela fait cinq ans maintenant qu’elle et Martin luttent ensembles contre son cancer. Ses cancers, devrait-elle dire. Cela a commencé par la mâchoire.
Quelques jours avant Noël, une grosseur étrange tourmente sa gencive. La douleur s’accroche malgré les calmants et finalement, il téléphone au dentiste. Mais, c’est veille de fête et le dentiste est très occupé, rappelez après Noël. Martin supporte le mal et sa bouche semble avoir escamoté une des boules accrochées au sapin qui orne le salon ; la grosseur enfle, démesurément. Juste après Noël, il rappelle le médecin, à la première heure. Puis tout s’enchaîne.
La grosseur ne se soigne pas ; c’est en fait un cancer, qui ronge sa mâchoire. Il faut l’enlever. Toute la mâchoire inférieure. On la retire, comme on retirerait un tiroir-caisse rempli de pièces sauf qu’au lieu des pièces se sont des dents. On vous en refera une toute belle, dès que la chimie aura mangé toutes les cellules cancéreuses, vous verrez !
Mais les odieuses petites cellules cancéreuses sont coquines, elles s’enfuient, gagnent un poumon, courent s’esclaffer dans un rein, reviennent en rigole au poumon. Et c’est d’incessantes rasades de cocktails chimiques, et une valse de rayons et qui commence, continue, se poursuit, puis augmente... Cinq années de danse avec la mort. C’est qu’il est tenace le Martin ! Un gros cœur tout tendre facile à inonder mais une solide et vigoureuse volonté et un corps coriace ! Et un espoir à toute épreuve. Elle en pleure d’émerveillement Lucie de cette force de vie qui anime son extraordinaire mari. Mais elle en pleure d’épuisement aussi, parfois. Car c’est si dur d’accompagner ainsi dans une aussi rude mésaventure l’homme que l’on aime. Elle voudrait pouvoir prendre un peu de sa souffrance, la broyer, la déchiqueter entre ses mâchoire crispées, si fortement crispées par cet absolu sentiment d’injustice ; Martin n’a que quarante-cinq ans, merde quoi !
Un courant d’air frais vient bousculer la rêverie de Lucie. Elle reste là longtemps encore, la paume de sa main collée à celle de son mari. Il s’est à nouveau endormi. Pas de sommeil : d’épuisement. La maladie, comme la braise de sa cigarette tout à l’heure, grignote la vie de l’homme qu’elle aime. Mais en cet instant, il semble paisible. Lucie se laisse gagner par la torpeur.
Tout à coup, la main de Martin broie la sienne et un râle rugueux râpe la nuit. Est-ce la maladie ou est-ce la vie qui crispe ainsi cet être, si tellement jusqu’au bout des ongles qu’il les enfonce dans la peau de Lucie, qui s’éveille en sursaut, effrayée.
- Martin !
Elle a hurlé. Un cri-harpon pour tenter de le repêcher alors qu’il semble couler dans les abîmes de sa souffrance. Elle presse frénétiquement sur le petit bouton rouge qui pendouille au-dessus du lit.
Quand l’infirmier apparait, Martin est toujours agité, d’une agitation ferme et si faible à la fois.
L’infirmier contrôle le pouls, pousse un peu le bouton du goutte-à-goutte pour augmenter la morphine. La main de Martin est toujours crispée dans celle de Lucie, qui s’accroche à lui.
Alors Lucie comprend. Elle comprend qu’elle doit le laisser partir. Qu’elle ne peut pas le retenir dans cette vie qui l’écorche juste parce qu’elle l’aime et ne veut pas qu’il la quitte.
Il se passe à l’intérieur d’elle-même un bruit d’automne. Un bruit de feuille qui se détache de l’arbre.
Lucie se penche vers l’oreille de Martin. Une de ses larmes glisse dans le coquillage de l’oreille. En sent-il encore le chatouillis ? Puis elle dépose au creux de l’âme de l’homme de sa vie un chapelet de mots définitifs :
- Tu peux partir mon amour. Pardonne-moi mes larmes. Merci d’avoir tant souffert pour me laisser le temps de m’habituer à ton départ. Va maintenant, tu peux partir, je suis prête. Je suis prête.
Et dans un long baiser elle caresse la joue blafarde de l’homme qu’elle aime tant.
Il sera tantôt une heure du matin. Martin inspire profondément, puis relâche l’air et tous ses muscles, et son âme s’évade dans la nuit pour gagner la Lumière du souvenir.
Est-ce que Lucie a rêvé, ou a-t-elle bien vu un filet de brume s’emparer de l’air
s’élever en une arabesque mouvante au-dessus du corps désormais inerte
s’estomper
puis disparaître tout à fait ?
A Marie-Claire